Mort en 2003, à l'âge de 95 ans, Jean Carbonnier était aussi inconnu du grand public que célèbre dans les facultés de droit. La publication de ses Ecrits contribuera peut-être à combler un tel fossé.
De son vivant, ce professeur d'université a illustré le droit civil, qui traite des questions touchant à la famille, aux biens, aux contrats et aux successions, la branche du droit la moins accessible au profane et réputée la plus difficile chez les juristes. Son parcours n'est pas banal. Il quitte l'école à 10 ans et apprend plus de cinq langues avec un précepteur. Etudiant, il "sèche" les cours de droit, préfère étudier l'économie et part étudier seul à l'étranger. Plus tard, devenu professeur, il fonde à lui seul la sociologie du droit, dans un milieu réfractaire aux sciences sociales. Il fera preuve d'une longévité intellectuelle étonnante, publiant à 88 ans un essai remarqué et remarquable intitulé Droit et passion du droit sous la Ve République (1996). Enfin et surtout, ce grand juriste s'est singularisé par sa foi et son engagement dans le protestantisme, ce dernier surdéterminant ses prises de position sur les questions fondamentales, juridiques et éthiques.
Carbonnier était donc un juriste anticonformiste dans un milieu hautement conformiste. Cela ne l'a pas empêché de mener une carrière académique classique. Après des études de droit à Bordeaux, qui débouchent sur une thèse consacrée aux régimes matrimoniaux, il devient professeur (agrégé) en 1937, et passe les premières années de sa carrière à Poitiers. Il y médite, dans le calme, son objet d'étude, avant de rejoindre la faculté de droit de Paris en 1955. Des générations d'étudiants et de professeurs seront marquées par son enseignement.
PÉDAGOGUE ET STYLISTE
C'est à cette époque qu'il publie un manuel de droit civil - lançant ainsi la collection "Thémis" aux PUF - qui établit sa réputation de grand juriste, doublé d'un pédagogue et d'un styliste hors pair. Plus tard, dans les années 1960, il contribue massivement à la modernisation du droit de la famille en élaborant des avant-projets de loi, expérience dont il tirera un profond recueil (Essais sur les lois, 1979).
Ses Ecrits, qui réunissent des textes de nature très diverse, présentent un véritable kaléidoscope de son oeuvre. L'ouvrage confirme d'abord l'éclatant talent d'un juriste capable de disserter brillamment aussi bien sur "le statut des bijoux dans le droit matrimonial" que sur le droit des Tsiganes ou sur la théologie chez Calvin. Dans chaque texte, aussi anodin soit-il a priori, on retrouve une plume acérée au service d'une intelligence pétillante. Par exemple, quand il se demande si le chancelier d'Aguesseau était janséniste, Carbonnier trouve l'indice imparable : à sa mort, les jésuites ont ordonné un jour de congé dans leurs écoles. Son humour n'est pas moins ravageur. En témoigne cette formule ironique sur la nécessité d'une "traduction franco-française pour les directives de Bruxelles"...
Le lecteur de ses travaux antérieurs connaissait déjà tout cela, mais il découvre ici au moins deux autres clés de compréhension. D'abord, l'importance de l'histoire du droit dans cette oeuvre : comme son collègue Gabriel Le Bras, grand spécialiste du droit canon, Carbonnier est venu à la sociologie par l'histoire ; lecteur assidu du Digeste (le fameux recueil de droit romain réuni par l'empereur Justinien au VIe siècle), il pensait le droit historiquement. Ensuite, la place prégnante du droit pénal dans cette réflexion. En atteste ici son remarquable essai sur la détention provisoire, publié une première fois en 1937, et qui analyse la liberté individuelle au miroir de cette particularité de la procédure pénale française.
Mais la diversité des intérêts et des écrits n'empêche pas l'unité de l'oeuvre. Celle-ci réside dans une interrogation constante sur le droit. Selon lui, ce dernier doit être pensé non seulement comme un phénomène social, mais aussi comme une technique qui a ses grandeurs et ses servitudes. Les textes de ce grand civiliste déconcerteront probablement beaucoup de contemporains qui réduisent (à tort) le droit aux droits de l'homme. Car à ses yeux, le droit est avant tout une réalité objective, par laquelle la vie sociale est pacifiquement régulée. Mais c'est aussi une technique nécessitant une forme d'imagination : un vrai juriste n'exagère jamais la portée des lois et n'ignore pas l'importance des coutumes et des moeurs.
Il y a beaucoup de Montesquieu chez Carbonnier, presque autant que du Calvin - d'où ce fascinant mélange intellectuel. A l'heure où la formation dite "professionnalisante" dessèche l'âme des apprentis juristes, la lecture des Ecrits de Carbonnier représente un solide antidote à un tel poison.
ECRITS de Jean Carbonnier. Sous la direction de Maurice Verdier. PUF, 1 614 p. , 49 €.
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